Peintre de la Jouissance à l’infini


Mohamed Al Jaloos passe le plus clair de son temps à peindre et à repeindre des toiles qu’il a conçu auparavant. Il détruit des formes qu’il a créées pour mieux en explorer les profondeurs, tant qu’elles sont encore accessibles. Un détail manquant l’y attire inexorablement. Ces yeux sont incapables de se détourner de ce détail qui lui semble perdu.

Je l’observe pendant qu’il improvise, il crée tout et son contraire. « L’intimité du quadrilatère » dit-il comme s’il lisait dans mes pensées. « Non je ne pensais pas à Joseph Albers et à ses quadrilatères qui ne désignent pas une chose en particulier. » Je ne réponds point. Le quadrilatère nous renvoie souvent à des définitions austères. Mohamed Al Jaloos insuffle à ses quadrilatères une force expressive humaine proportionnelle à l’intensité du moment dont le mystère le ronge. Cet artiste n’a jamais été minimaliste. Son envie irrépressible de peindre lui donne, à elle seule, la volonté de tout sacrifier. Les hallucinations se suivent, s’entremêlent puis le renvoient vers des lieux inexplorés.

Je regarde par la fenêtre de l’atelier, perché au cinquième étage, je vois toutes ces peintures qui s’empilent sous le soleil tandis que les maisons de Amman escaladent les montagnes trainant derrière elles leurs ombres. Une véritable symphonie. La peinture serait-elle alors une envie de décrire cette harmonie ? Quelle perversité ! Cette simplification me gêne ; alors, je m’excuse en silence.

A travers la peinture, le monde se rétrécie et s’élargit à souhait, au sens véritable et figuré du terme. J’ai essayé d’établir un lien entre la peinture qui occulte le visible et la réalité qui rend le visible intransigeant. Loin de la réalité, la vie pourrait être plus douce. Sans la peinture, la beauté ne peut pas atteindre la perfection.

Depuis plusieurs années déjà, Al Jaloos possède une conception différente du quadrilatère. Pour lui, cette invention humaine n’est autre qu’un outil supplémentaire au service de la peinture ; un concept qui propose une forme gratuite à un monde invisible.

La main de l’artiste cherche un chemin dans l’obscurité, pour atteindre une poignée de porte. Comme l’imagination de la main ne trompe jamais, l’artiste peut alors, atteindre une jouissance extrême dans cette rencontre mystérieuse. Une beauté perplexe et étonnante, un plaisir indéfini et des déclinaisons heureuses d’un monde en phase de construction.

Je me concentre, non pas pour saisir les détails, mais juste pour stopper ce vertige qui m’envahit. C’est une sorte d’accumulation infinie de cellules qui ne se reproduisent pas à l’identique, au contraire, elles repoussent toute ressemblance. Un véritable tourbillon où l’homme s’égare entièrement. Je sais que le peintre ne voit pas ce que je vois et vice versa. De l’intérieur, la vue ne peut que subir. L’adaptation, nécessite un effort monstre, comme pour affronter une tempête. De l’extérieur, la vue semble plus compliquée. Un conflit entre l’image et l’idée, fait des deux, extérieur et intérieur, deux pôles antagonistes, très complexes.

Lorsqu’il me dit : « l’intimité du quadrilatère », c’est parce que ce dernier n’existe plus que pour l’œil qui cherche un sens. L’œil du peintre, lui, ne voit plus. A un moment donné, l’acuité visuelle du peintre s’éteint pour laisser place à la vision dans son œuvre ; il perçoit alors la forme mais ne la voit pas ; les formes s’entremêlent, celles qui ont été dessinées avec celles qui ne le sont pas.

Dans l’une de ses toiles, Al Jaloos m’a donné l’impression de tenter de reconstruire les ruines d’un album de famille. Des fantômes appartenant à différentes époques que seul un contexte de souffrance collective, imposé par l’artiste à sa propre mémoire, rassemble. Examiner chaque quadrilatère indépendamment, n’aurait servi à rien. On n’y aurait jamais trouvé ce que l’on cherche. Pour l’artiste, le problème n’est pas là. Le contexte figuratif pourrait très bien constituer une ébauche d’une sorte d’album hypothétique pour un musée familial ; mais la main du peintre, qui seule est consciente de sa solitude, pense autrement. Elle se dirige directement vers la faille, qu’elle localise pour s’introduire au cœur de la toile.

Les mêmes peintures évoluaient d’un jour à l’autre. Il ne m’a jamais affirmé un jour, qu’une toile était finie. Il me présente ses nouvelles créations, s’assied à mes côtés, inquiet, comme un amoureux infidèle pris en flagrant délit. Il me perturbe… je ne peux rien lui dire. Al Jaloos possède une caractéristique très amusante, il oscille toujours entre deux contradictions, il se tient au milieu. Par exemple : Il est rarement satisfait de ce qu’il produit mais ne renie pas ce que les autres disent de son œuvre.

Lorsque j’ai fait sa connaissance en 1992, en Tunisie, il avait déjà exploré des domaines artistiques qui lui ressemblaient. En d’autres termes, il avait déjà un style qui lui était propre et qui ne ressemblait à aucun autre, même pas aux artistes qu’il admirait. A cette époque là, il vénérait le blanc, il nous a exprimés alors, sa capacité extraordinaire à mettre en relief des formes, en utilisant une couleur unique. Il dévoilait, en toute innocence, ses aptitudes naturelles et tous ses secrets artistiques. Il ne considérait pas l’art comme un traquenard, il ne se méfiait pas alors de ceux qui espionnaient ses techniques.

Sa tendance vers l’abstraction l’a amené à explorer ses sens naturels en profondeur. L’abondance de son œuvre lui a permis d’atteindre une distance virtuelle qui s’exprime, uniquement, dans son monde onirique. Il a pu, ainsi, expérimenter une de ses plus belles aventures en peignant des ruelles appartenant à des cités perdues. Dans cette démarche, il cherche, avec l’aide de son imagination, à faire abstraction de la densité de la matière. « Que se passerait-il si la matière venait à fondre et que le quadrilatère coulait ? » demandais-je. Il me fixe alors, et essaye de lire dans mes pensées. Je suis persuadé que ma question ne viendra jamais à bout de son imagination.

Il est vrai que les visages qui habitaient ses quadrilatères avaient disparus depuis une éternité, mais cette absence ne représente qu’une partie de parcours, celui d’un homme entièrement en phase avec la symbolique de son passé. Lorsque les ramifications de la mémoire se fondent dans la peinture, l’artiste se trouve face à une nouvelle expérience de rhétorique artistique. Etant donné qu’Al Jaloos tient à marquer ses peintures de son empreinte spirituelle, ces nouvelles expérimentations lui permettent aisément de laisser exploser son expression artistique.

« Je vais m’en rapprocher » me dit-il en regardant la fenêtre. Les vitres laissaient entrevoir les maisons de Amman escaladant la montagne. A ce moment là, les toiles semblent inachevées. « Peut-être se complèteraient-elles si on les alignait ? ». Il m’a l’air dubitatif. Ma question l’interpelle, le dérange, comme si elle égratignait le prestige de la toile. La contemplation est généralement réductrice par rapport à la valeur réelle de la création. Les toiles pourraient se compléter autrement. « Elles pourraient s’échapper comme des mélodies, s’envoyer des messages codés, telles des adolescentes, mais chacune d’elle reste une entité indépendante. »

Al Jaloos ne cesse jamais d’évoquer son désir de libérer le monde imaginaire qu’il tente de créer. « Avec quelques touches de rouge à peine visibles, on peut tout changer. » Il était en pleine inspiration. Les peintures se sont mises à jouer d’autres mélodies. « Tu vois ? Tout jaillit de l’intérieur. » Il voit ce que je n’ai pas vu. Par contre, la douleur que j’ai détectée en lui, a réussi à effacer de ma mémoire, toute image extérieure. Soudain la toile s’est entièrement détachée de son contexte. Un mystère appartenant à la peinture me happait. D’un coup, j’ai vu ces œuvres en dehors de toute perception visuelle habituelle. Je fuyais alors en regardant par la fenêtre et en me disant : « Il est temps que tu teste ta clairvoyance. »

La délivrance atteinte par et à travers la peinture ne constitue aucune perception définie, son mutisme renvoie au moment où la morale rejoint le plaisir. La peinture nous surprend par l’existence, dans un monde parallèle, d’une vie possible.

Al Jaloos est à la recherche de la signification de la peinture et non à celle de ce qu’il peint. Pour lui la peinture constitue, en elle-même, tout l’objet de l’étude. J’en déduis que l’artiste est fidèle à sa conception de l’homme libre. Puisque l’artiste existe par la force de son art, Al Jaloos a tenu à bannir, pendant très longtemps, toute influence de son contexte social. L’artiste-peintre est marginal. C’est une position imposée par une réalité sociale qui ne reconnait pas à la peinture sa qualité salvatrice pour l’individu. A ses débuts, Al Jaloos avait tenté d’exercer ses talents dans l’écriture, notamment de nouvelles et d’articles, cependant, il a tout de suite réalisé que son inspiration était vraiment plus forte ailleurs, dans un monde où l’image ne se prête pas au vocabulaire mais où elle se suffit à elle-même. Son talent d’artiste-peintre s’est ainsi révélé dès son jeune âge. Et même si la littérature a laissé des traces indélébiles sur ses débuts de peintre, cette influence s’est vite évaporée, laissant place à une période où son œuvre dénotait de son désir de se consacrer entièrement à la peinture.

Celui qui a connaissance des détails des mouvances artistiques en Jordanie, ne peut que constater que l’expérience d’Al Jaloos repose essentiellement sur l’accumulation de ses capacités techniques et intellectuelles exceptionnelles, résultant d’une recherche personnelle ayant pour seul objectif : sauver la peinture de l’uniformité. Il se situe à l’opposé de toutes les mouvances existantes en Jordanie. Son œuvre ne ressemble à celle de personne et vice versa. Son histoire avec la peinture se confond avec son être, dans sa rébellion et ses hésitations. La peinture ne lui sert pas à décrire, ni à expliquer et encore moins à se pavaner. Il a toujours eu quelque chose de différent à exprimer mais toujours avec une sensibilité à fleur de peau qui ne néglige jamais la libération de l’esthétique de ses icônes. Il me semble que l’artiste n’a jamais tenté de dompter ses émotions ultra-libérées, au contraire, il en a fait une philosophie de vie au quotidien.

Son choix esthétique intransigeant le pousse à n’écouter que les voix qui s’accordent dans un rythme indéfini que l’œil ne peut pas saisir aisément. Sa loyauté envers ce choix est très perceptible tant ses doigts fusionnent avec la matière. La discipline se suffit à elle-même. Elle est à la fois objet esthétique et inspiration.

Le style particulier de l’œuvre d’Al Jaloos (ceci étant juste une métaphore), est étroitement lié à la distance qu’il prend avec son contexte socioculturel ainsi qu’à l’abstraction, nécessaire à la création, qu’il fait du monde extérieur. Il pénètre la toile vierge pour s’y installer. Il plonge dans le mélange de couleurs comme pour oublier ce que celles-ci peuvent symboliser.

Lorsque je l’ai connu, à ses débuts, il semblait se débattre avec un ouragan, ne voyant à la surface de l’eau que les ondulations des vagues qui lui renvoyaient à chaque fois une nouvelle sensation. Une sorte de tourbillon dont il a tiré de multiples expériences qu’il accumulait spontanément, sans chercher à les maitriser car il ne ressentait pas le besoin de rationaliser ce qu’il créait. Ses toiles prenaient forme à son insu. Je ne pense pas exagérer en affirmant que ces expérimentations, malgré toute leur douleur, leur gratuité, leur violence, leur souffrance, leur émotivité ou leur innocence, ont constitué une base solide au développement artistique du peintre. Al Jaloos apprenait alors, à fusionner avec la discipline. Ses mains ont appris l’essentiel pour le véritable artiste à savoir se détacher des tentations visuelles.

« Laisse le respirer » dit-il du quadrilatère avec un sourire. Soudain il me communique une certaine mélancolie. Il m’écrit : « Cela ne me dérangerais pas que tu évoques mon enfance passée dans un camp de réfugiés. » L’enfant qu’il n’a jamais été l’amuse toujours même si ses jeux restent prisonniers d’un espace encerclés. Comment peut-il s’échapper de cette construction sans quoi tout serait dénué de sens ? Il se retient, puis me dit : « Tu ne vois pas tous ces espaces libres ? » Des espaces dans la partie inférieure de la toile…Le monde à l’envers. Il tend la main vers la toile. J’imagine l’enfant attiré par la sensibilité de l’artiste, s’approchant de la toile pour y laisser l’empreinte de ses doigts. Al Jaloos tend sa main vers la toile avec prudence comme pris par la magie d’un instant de tendresse, tout en la regardant, il aurait bien énoncé qu’elle possédait une âme. Dans chacun de ses coins, une histoire. « Vois-tu toutes ces histoires défiler là ? », « elles me sautent aux yeux ». Il n’en reste rien.

Il existe une sorte de beauté consensuelle dont l’artiste essaye de se débarrasser. Quelque chose de superflu, comme la signification. Malgré lui, l’artiste se tourne vers son enfance où s’installe un amas convulsif de critères esthétiques. Les souvenirs sont compressibles. « La peinture le permet. » L’humain chez Mohamed Al Jaloos atteint toute sa splendeur dans son désir de rendre justice à tous ces morceaux de vie qu’il n’arrive plus à situer chronologiquement. Il passe la moitié de sa journée dans son atelier, à osciller entre l’ombre et la lumière. Il perçoit, il se sent perçu, vu, épié ; c’est pour cela qu’il se retourne sans arrêt, même s’il ne s’explique pas lui-même, les raisons de son comportement. Il est hanté par l’idée qu’il ne sera jamais seul. Ainsi, la peinture est alors une sorte d’hommage à ce compagnon mystérieux qui ne le quitte jamais. Ses personnages sont étranges, sans identité, déracinés et rebelles, reniant toute reconnaissance ; ils sont le fruit de multiples exils vécus par un être unique.

Sachant que pour mon ami, la peinture se situe en dehors de toute explication, je me suis retenu de lui poser certaines questions qui trottaient dans mon esprit. Peut-être que je ne perçois de la peinture, que ses mélodies universelles qui traversent mon être. Les visages mystérieux me dérangeaient ; mais lorsqu’ils ont disparus, l’égarement me semble plus contrôlable. Cette sensation égoïste pourrait attrister l’artiste, mais son choix a presque rejoint ma sensibilité. Je pense que l’oubli est nécessaire à la création. Le retour vers le passé se fait sans doute dans le dépouillement total. Al Jaloos dépouille la surface de sa toile de toutes les illusions du passé pour la remettre à son goût du jour. A 50 ans (il est né en 1960), il se sent toujours capable d’être en phase avec l’enfant qui l’habite, l’enfant du camp qui ne désire qu’une chose : voir ce qui se passe derrière les grilles. Je ne peux que faire honneur à cet instant. Ensemble, nous essayons d’escalader des hauteurs pour voir le monde. Al Jaloos trouve que ses peintures l’aident à déjouer toutes tentatives d’immobilisation. Il tâtonne pour découvrir des sensations inédites. « Rendre visible en peignant », n’est pas seulement une phrase abstraite, au contraire, pour Al Jaloos ça a l’air d’être une évidence. Lui ne peint pas ce qu’il voit.

Al Jaloos peint quotidiennement ; une demi-journée de labeur perplexe : sa signature finale est toujours reportée, au gré des formes qui ne cessent de se neutraliser pour mieux se reconstituer. Il a toujours des solutions esthétiques pour répondre à une provocation soudaine. Il avance vers la toile, puis retourne s’assoir sur le siège d’en face. Il regarde, il fume et il attend. Il s’attèle à capturer le fantôme fuyant qui habite la toile. Il s’est bien ri de lui en l’attirant dans son piège. Il tente de comprendre la raison pour laquelle sa toile évolue à l’opposé de la direction prise par lui. Aucune réponse précise et pas moyen de séparer ces deux existences qui on décidé de s’influencer mutuellement et même de fusionner parfois. Il y aurait peut-être là une ébauche de définition de l’identité. L’identité du peintre et l’identité de l’œuvre. Qui sublime l’autre ? C’est donc cette béance qui mène vers le jardin secret ; lorsque l’artiste la découvre, il ne lui reste plus qu’à faire face à son destin, en solitaire ; c’est alors que se mêlent les expériences oubliées aux moments d’inspiration, aux désirs enfouis, aux risques pris, aux erreurs commises, au temps perdu, aux exercices périlleux et aux idées folles. C’est un destin qui appelle tous les sens à se surpasser pour entrainer l’artiste, dés qu’il le touche, à la douleur d’un moment d’inspiration créatrice qui perturbe l’artiste et le fait douter. A chaque étape de l’évolution (transformation) de son style, Al Jaloos réalise que le résultat est totalement à l’opposé de ce qu’il avait prévu. Il est toujours aussi perplexe. Il se sent alors, plus seul que jamais. Personne ne peut lui venir en aide. Ses vieux jouets, ses outils ne suffisent plus. Face à cette profusion artistique, le peintre est minoritaire. A chaque nouvelle tentative, toutes les données changent d’un coup. Malgré tout cela le peintre revient vers son œuvre avec un zèle, qu’aucun signe d’échec, pourtant toujours à l’affût, n’arrive à décourager. Là, il faut absolument se poser la question : Que faut-il au peintre pour ne pas se laisser abattre ? Il y a là une explication en rapport avec l’essence même de la création artistique. Le résultat n’est jamais là où on l’attend. Chaque tentative ne sert qu’à confirmer notre ignorance du dessin que ses propres fantômes nous insinue. Ce que nous ignorons de la peinture est tout ce qui contient la force de l’éternité. C’est en poursuivant cet idéal que l’artiste peintre sacrifie toutes ses expériences passées et semble nerveux devant les démons de son imagination qui l’attendent au tournant de sa création.

Faut-il redéfinir la peinture à cause de ce sacrifice ? Cela serait absurde et surtout inutile. Durant presque tout le XXème siècle, on a essayé de trouver des définitions ; or, toutes les tentatives pour définir avec précision l’art moderne, ont été vaines. Chaque définition faisait référence à une vision ou à une école artistique donnée. L’expérience cubiste par exemple, ne pouvait pas expliquer le surréalisme, et ceci est valable pour toutes les mouvances de l’art contemporain. Cette pluralité explique une réalité de la peinture qui est un art singulier, ne pouvant jamais répondre à une exigence unique. Cette singularité correspond parfaitement à Mohamed Al Jaloos. Dés que ses formes commencent à lui sembler inertes, il donne un coup de pinceau soudain à la construction, non pas pour la détruire, mais pour en déplacer les éléments, les mettre en affrontement direct, pour mieux découvrir les brèches où s’introduire. Il me semble évident qu’Al Jaloos utilise, souvent, ses émotions pour donner une certaine légèreté à ses structures artistiques alourdies par le poids des règles de rationalité technique.

Comme je l’ai déjà énoncé auparavant, l’improvisation est une sorte d’ouverture dans laquelle l’artiste s’introduit pour dévoiler son jardin secret. Elle soumet la matière à sa capacité à refléter l’énergie physique de l’artiste. Dans ce cas, la peinture éclaire l’émotion de ce dernier, nous permettant ainsi de comprendre son état psychologique du moment. Al Jaloos a pris beaucoup de risques en dévoilant ses états d’âme et leurs fluctuations pendant la création. Etait-il à ce moment là entrain d’écrire ses mémoires en peignant ? Oui et non. Oui, car son œuvre décrit une partie de sa vie émotionnelle. Et non, car tout au long de son parcours il n’a eu de cesse de tester de nouvelles techniques pour mieux exprimer sa spiritualité.

Comme disait Rothko, les images sont des petits miracles. Pour Al Jaloos, chaque retour vers une de ses anciennes peintures, le renvoie à un évènement de sa vie. « Tu t’en souviens ? » me demandait-il en me montrant une de ses toiles qui date de l’année de notre première rencontre. Je le fixe mais ne retrouve plus celui qui m’avait présenté la même toile à cette époque là. J’entrevois dans ses yeux une question très semblable à celle que je me posais. Lui non plus, ne voit plus la même personne à qui il avait présenté la même toile la première fois. « Nous avons vieilli » et j’ajoute « comme on a changé ». Il regarde alors sa toile avec compassion et me répond : « Je n’aurais pas rêvé un meilleur compliment. »

A cette époque là, Al Jaloos avait 30 ans, il avait décidé de dire adieu à sa vocation littéraire pour la mettre de côté, il avait également décidé de se détacher habilement, de sa passion pour la peinture irakienne. A cette époque là, également, sa rencontre avec l’œuvre de Robert Rauschenberg avait défini son cadre. Lorsque je lui rappelle son séjour américain, aucun signe de bonheur n’apparait sur son visage. Je sais qu’il a découvert Rauschenberg bien avant de découvrir l’Amérique.

Mon ami d’aujourd’hui ne peut plus être celui d’il y a vingt ans, cependant il faut reconnaitre que la rébellion du jeune homme de 30 ans est toujours intacte chez le cinquantenaire. Il ne s’arrêtera sans doute pas là, mais il garde une certaine nostalgie de cette époque là, même si au fond de lui, il en a toujours des traces vivantes. Il est certain qu’Al Jaloos a beaucoup changé. Est-il devenu quelqu’un d’autre ? Difficile à dire. Celui qui le connaitrait aussi bien que moi, serait sans doute ravi de le voir transformé. Pour moi, il s’agirait plutôt d’une remise en question personnelle. « L’ai-je vraiment connu là-bas ? » Là-bas, désignant à la fois le lieu et l’époque. Ce jour là, je reconnus volontiers sa qualité d’artiste. Il a réussi à travers son art, à me faire pénétrer dans ses jardins les plus secrets. J’étais heureux de cette découverte. Al Jaloos ne m’a jamais déçu, comme il n’a jamais déçu ce jeune homme qu’il était. Sa main n’a jamais perdu sa fougue, seuls ses yeux ont appris à voir autrement. « C’est donc ça Amman ? » lui demandais-je. Il me regarde surpris, comme pour me faire un reproche. Ou peut-être, étais-je moi-même surpris de voir dans ses yeux cette lueur qui me rappelle celle qui brillait dans les yeux du jeune homme dont je me souviens très bien.

« Aucune toile ne rate » dit-il puis il se tait. Plus tard, je réalise qu’il voulait dire autre chose. Il me présente des toiles inachevées, d’autres qu’il vient juste de reprendre pour les retravailler. Avec ses constituants invisibles, l’œuvre reste enfouie sous la surface de la toile. Lorsque l’inspiration disparait et que l’enthousiasme s’éteint, l’artiste se retire sans permission. A ce moment là, il faut abandonner. Tout acharnement devient grotesque. Comme une seule toile ne peut jamais porter deux inspirations différentes, l’artiste la retourne, l’écarte pour la reprendre dès la réapparition de la même première inspiration avec toute son intensité.

Mais que veut dire une toile ratée ? Une toile récalcitrante n’est pas forcément ratée. Nous voyons tant de toiles ratées exposées ça et là dans divers lieux publics, sans que leurs peintres ne réalisent leurs ratages. Des toiles insignifiantes, répondant à très peu de critères esthétiques ou plutôt les négligeant tous entièrement.

Al Jaloos n’abandonnera jamais sa toile retournée, même s’il évite de la regarder. Elle lui a juste échappé un peu, il s’en veut d’avoir raté le chemin qui le menait vers elle. Pour lui, il y avait là une rencontre magique dont il a perdu la trace. Il perd un peu de son espoir, un peu de sa raison de vivre. « Je l’habite, comme elle m’habite » me dit-il en m’exposant une de ses toiles qu’il reprenait après des années de bannissement, de rupture et d’inquiétude. L’artiste a un rapport au temps bien différent, c’est pour cela qu’il se sent libre et serein à toute époque. Le passé peut rejoindre le présent pour le bousculer et s’installer à sa place. La toile est ainsi choyée et reprise avec passion. Le peintre reconnait avoir négligé plusieurs occasions de retour à sa toile. Le plaisir que lui procure la peinture ressemble à un mystère magique. Ce qu’il aime par-dessus tout, c’est retrouver son premier émoi avec la toile. Le premier choc émotionnel. Une fois retrouvée, l’artiste en est certain, l’œuvre revient vers lui tout simplement comme s’ils ne s’étaient jamais quittés, mais pour vivre de toutes nouvelles sensations.

Al Jaloos a toujours été taquin avec le temps qu’il accorde à sa toile. Il lui faudra être très patiente en attendant sa signature finale. De toute façon il n’a pas de toile achevée. Il ne pose sa signature que lorsqu’il pense qu’un projet n’a plus rien de mystérieux à explorer pour lui. C’est pour cela que les toiles qu’il quitte lors d’une séparation amoureuse ne tomberont jamais dans les oubliettes. Elles continueront à l’empêcher de dormir. Il n’abandonne jamais, sauf s’il passe à une nouvelle étape de sa vie artistique. A ce moment là, il est bien forcé d’admettre qu’une toile a raté et est restée à l’écart dans son atelier ; ce qui ne lui arriva jamais jusqu’à présent. Al Jaloos, le battant, ne capitule pas facilement. Une toile qui lui résiste ne peut qu’attiser son désir infini de lutter contre la facilité. « Je ne contrôle rien »dit- il en parlant de sa toile. C’est elle qui aidera le peintre à en venir à bout. L’artiste ne peut que respecter le désir d’indépendance de la toile. Lorsque les solutions techniques sont épuisées, le peintre ne peut que s’armer de patience. Il sera contraint d’admettre que ses toiles ont été une partie de son parcours.

Il m’en expose quelques unes. Ces toiles qu’il me montre appartiennent à une étape artistique où il pataugeait encore. « A un certain moment, j’ai éprouvé un certain découragement » me dit-il. Puis il ajoute « c’est pour ça que je les avais délaissées. » Je regarde les toiles en question puis me dis : « elles ont beaucoup de chance, car elles bénéficieront d’une expérience que l’artiste ne possédait pas lorsqu’il les avait entamées. » Le sommeil forcé qu’elles ont subi, ne peut que les préparer à mieux briller à leur réveil.

Al Jaloos se remémore le moment de son coup de foudre pour la peinture. Il correspond à une impulsion de l’enfant fougueux qu’il était et qui n’a confirmé ses perspectives prometteuses que plusieurs années plus tard. Un jour de sa tendre enfance, il était seul parmi ses camarades de classe, à se porter volontaire pour exécuter un dessin technique pour une matière scientifique. Ce jour là, il n’avait aucune idée du dessin. Il n’en avait jamais tenté l’expérience. Il n’avait pas d’argent, étant issu d’une famille pauvre, pour acheter le nécessaire à dessin. Cependant, il tenait ce jour là à finaliser son œuvre. A ce moment là, sa volonté aidant, la peinture s’est imposée à lui. Cette expérience l’a aidé à marquer sa différence. C’est ainsi que le dessin était devenu sa passion et plus tard, il a pris le dessus sur la première à savoir l’écriture. A cause de ces deux passions, Al Jaloos n’a pu vivre les turbulences de son adolescence que dans son imaginaire. La lecture l’a entrainé vers des horizons lointains lui donnant ainsi le désir ardent de découvrir un monde merveilleux, qu’il n’arrive à effleurer qu’à travers les pages.

Son désir inassouvi a poussé la peinture à prendre le dessus sur l’écriture dés le début de sa carrière. Al Jaloos avait réalisé dès sa plus tendre jeunesse, que son intérêt pour l’image, était à même de l’aider à découvrir en lui les raisons de sa différence pressentie. Ce jour là, son destin était scellé, il sera artiste-peintre. Pour un artiste comme lui, ce destin reste encore aujourd’hui très confus. Quelle est la définition du rôle de l’artiste ? L’œuvre est plus forte que la définition et c’est elle qui donnerait un sens à sa vie. Son parcours est fait de morceaux de vie fantasmatique, rassemblés instinctivement. Ses instincts ont constitué un chainon virtuel insaisissable.

Quel paradoxe y a-t-il à écrire ses mémoires autrement que par des notes récapitulatives servant à la documentation ? La peinture donne à la vision le bonheur de relier les évènements aux impératifs de l’art. Et même si certaines toiles reflètent en quelque sorte des évènements inspirés par la réalité, les outils artistiques restent dépendants de la main qui en a tracé la trame. La personnalité d’Al Jaloos contient en elle, cette jouissance obscure provoquée par l’exercice de son art. Il me fait penser à un berger, préoccupé uniquement, par la mélodie qu’il joue à son troupeau, pour l’accompagner dans son chemin vers un lieu de pâturage encore vierge. Il résume toutes ses histoires en une seule phrase, son envie irrépressible de prendre le contrôle. Il verra sans doute, son image parmi celles éparpillées entre ses quadrilatères. Il ne tient pas à la reconnaitre, car à ce moment là, il sera occupé aux préliminaires : pour atteindre le point culminant, l’artiste a également besoin de se préparer pour sa toile. Il le fait depuis peu, car il y a quelques années, il entamait sa toile sans le cérémonial des préliminaires. Les formes s’abattaient sur la toile, directement sorties des mouvances du pinceau. Le temps a sculpté cette fougue. Elle est toujours présente mais il s’est débarrassé de sa cacophonie. Elle est devenu le moteur pour une méditation devant la toile, d’où l’harmonie entre les deux. La toile n’est plus un adversaire redoutable et la peinture n’est plus une bataille où il faut absolument s’imposer. Trente années de création artistique suffisent à l’artiste pour comprendre une partie du grand mystère qu’il a passé sa vie à éclaircir. Au début, on fait tout pour être peintre, et soudain, en plein élan, surgit une question : pourquoi parmi tous ces humains, était-on prédestinés à la peinture ? A ce moment là l’artiste admet volontiers la suprématie de l’art.

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